Qu’est‑ce qu’un salaire décent ?
Un salaire décent est un salaire qui garantit une rémunération équivalente au « living wage » défini par le Pacte mondial des Nations unies soit « un salaire qui permet aux travailleurs et à leurs familles de répondre à leurs besoins fondamentaux ». Celui‑ci peut être différent du salaire minimum en vigueur dans chaque pays, qui ne permet pas toujours de vivre décemment.
Plusieurs pays et organisations internationales se sont emparés du sujet récemment. En effet, en 2022, le Conseil de l’Union européenne a adopté une nouvelle directive sur un salaire minimum adéquat qui devra être transposée dans les législations nationales et qui établit des procédures permettant d'assurer le caractère adéquat des salaires minimaux légaux, encourage les négociations collectives sur la fixation des salaires et améliore l'accès effectif à la protection offerte par des salaires minimaux pour les travailleurs.
En 2023, les gouvernements allemand, néerlandais, belge et luxembourgeois ont signé une déclaration commune pour promouvoir des revenus décents avec la mise en place d’une série d’actions telles que : établir un dialogue entre les pays consommateurs et les pays producteurs concernant un revenu minimal adéquat, soutenir l’Organisation internationale du travail (OIT) dans le développement d’indicateurs du coût de la vie et encourager le dialogue social en faveur de l’émancipation des travailleurs dans les pays producteurs. De leur côté, l'OIT ainsi que le Pacte mondial des Nations unies prennent des mesures pour favoriser l’émergence d’un salaire « vital ».
Enfin, l’Union européenne a mis en place la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) qui, dans l’objectif de mesurer la double matérialité financière et extra‑financière, demande dorénavant aux entreprises dans ses nouvelles obligations de reporting d’indiquer « si tous les salariés perçoivent ou non un salaire décent et, si ce n’est pas le cas, les pays et le pourcentage de salariés concernés ».
Signe de cette prise de conscience en France, LVMH, société française leader mondial du luxe, déploie depuis 2022 ses « fair wage principles ». Dans ce cadre, la société a mené une enquête en 2023 auprès de 3 000 karigars, nom indien des ouvriers brodeurs, en vue de permettre d’assurer à chacun d’entre eux un salaire décent et l’accès à une offre de soins.
Un autre exemple récemment cité dans la presse est celui de Michelin, société française spécialisée dans le pneumatique, qui a annoncé la mise en place d’un salaire « décent » pour ses 132 000 salariés dans le monde. Dans ce cadre, Michelin assure donc que son salaire décent doit permettre à chaque salarié de subvenir aux besoins essentiels d’une famille de quatre personnes incluant éducation, loisirs et de pouvoir se constituer une épargne de précaution.
Cela se traduit par un salaire brut de 25 356 € par an pour un salarié Michelin à Clermont‑Ferrand et 39 638 € en région parisienne, soit des niveaux supérieurs à celui du SMIC (21 203 €). À l’étranger, on peut citer les exemples de Greenville, aux États‑Unis, avec un salaire « décent » établi à 42 235 $ contre 14 790 $ de salaire minimum, ou encore Manaus, au Brésil, à 37 347 R$ contre 16 944 R$ de salaire minimum.
Cette prise de conscience sur la nécessité de verser un salaire décent est d’autant plus pertinente en période de forte inflation, comme cela a été le cas dernièrement. De plus, dans un contexte où les rémunérations des dirigeants et le versement de dividendes aux actionnaires ne cessent d’augmenter, la notion de salaire décent appelle au débat sur un autre sujet : le partage de la valeur.
Le partage de la valeur
Dans un contexte de croissance des bénéfices et des rémunérations des dirigeants d’entreprises en hausse, le partage de la valeur est à juste titre de plus en plus scruté.
Avec l’entrée en vigueur de la loi PACTE, les entreprises françaises cotées en bourse doivent publier chaque année, dans leur rapport sur la gouvernance d’entreprise, un ratio d’équité afin de renforcer la transparence sur la répartition des salaires. Ce ratio d’équité indique les écarts entre la rémunération des dirigeants et les salaires moyens des salariés en équivalent temps plein.
Selon OXFAM, entre 2019 et 2022, la rémunération moyenne des PDG du CAC 40 a augmenté de + 27 % pour atteindre 6,6 M€ en moyenne, alors que le salaire moyen des salariés de leurs entreprises n’a augmenté que de + 9 % sur la même période. Le ratio d’équité a donc évolué très en faveur des dirigeants : en effet, en 2022 les PDG du CAC 40 gagnaient en moyenne 130 fois plus que leurs salariés, un chiffre en forte progression puisqu’en 2019, celui‑ci était de 111 fois. Ce ratio d’équité lorsqu’il est ramené au SMIC, est alors de 330 fois en moyenne contre seulement 40 fois au début des années 80...
En parallèle, comme nous pouvons l’observer sur le graphique ci‑dessous, le versement aux actionnaires se décorrèle fortement des dépenses moyennes par salarié à partir de 2018. Ainsi, sur les 10 dernières années, les entreprises du CAC 40 ont versé en moyenne 66 % de leurs bénéfices à leurs actionnaires, dont 80 % sous forme de dividendes et 20 % sous forme de rachats d’actions.
Et pourtant, la création de valeur d’une entreprise est le fruit de 3 facteurs concomitants : l’apport en capital financier des investisseurs, les compétences de l’équipe dirigeante et l’apport en capital humain de ses salariés. Il serait donc juste de rétribuer de façon équilibrée ces 3 composantes de création de valeur et de ne pas favoriser les investisseurs et les dirigeants au détriment des salariés.
Les leviers d’actions de l’investisseur engagé
Côté investisseur, il existe fondamentalement deux leviers d’actions pour essayer de peser pour un partage de la valeur plus juste.
Le premier est le vote en Assemblée Générale (AG). En effet, lors des AG, les actionnaires peuvent être amenés à voter sur les politiques et les rapports de rémunérations des dirigeants de l’entreprise, aussi appelé le « Say on Pay » en anglais. En votant contre des politiques ou rapports de rémunérations, les actionnaires peuvent ainsi exprimer leur désaccord face à un niveau de rémunération trop élevée, des plans de rémunération variable assis sur des objectifs insuffisamment ambitieux ou encore un partage de la valeur déséquilibré. En France, ce vote est contraignant, ce qui signifie qu’une société sera dans l’impossibilité de verser une rémunération si la politique de rémunération n’est pas approuvée en AG. Cela représente donc un levier d’action fort à disposition des actionnaires.
Le second pilier est l’engagement. Il s’agit d’un dialogue direct de l’entreprise en vue de fixer des objectifs à cette dernière sur des critères comme le ratio d’équité cité précédemment par exemple. Ces critères feront ensuite l’objet d’une analyse et d’un suivi de la part de l’investisseur qui pourra engager avec la société chaque année afin de les améliorer.
Enfin, le régulateur/législateur a aussi un rôle à jouer malgré le fait qu’il s’agisse de sociétés privées. Ainsi, le premier ministre M. Attal a jugé la rémunération de certains dirigeants comme « démesurée et choquante pour une partie des Français », rappelant le souhait du président Macron qui, en 2021, s'était en effet prononcé en faveur d'un texte qui permettrait de plafonner les salaires des dirigeants, à condition que celui‑ci existe au niveau international ou a minima européen.
Achevé de rédiger le 24 mai 2024