L’annulation, à la dernière minute, de la plus importante introduction en bourse mondiale, celle d’Ant Group (fintech chinoise liée à Alibaba), en novembre 2020 est sans doute l’un des événements ayant contribué à jeter un trouble profond dans l’esprit des marchés. D’autres changements initiés par les autorités chinoises depuis ce rendez-vous manqué ont encore accentué les questions des investisseurs : amendes infligées à différentes sociétés Internet, enquête sur Didi (équivalent d’Uber en Chine) peu après son introduction en bourse aux Etats-Unis, nouvelles lois sur certaines activités... L’été n’a pas été plus calme avec, en point d’orgue, la mise au pas des entreprises de soutien scolaire et l’annonce très médiatisée de l’objectif de prospérité commune. Tous ces événements expliquent une bonne partie des performances décevantes des différents marchés chinois depuis le début de l’année : Hang Seng -3,8%, Hang Seng Tech -19,9% et le Shanghai Shenzhen CSI 300 -3,8%*. Pendant ce temps, les indices américains et européens offrent de belles performances, voir battent leurs records.
Alors, à l’image du palais impérial de Pékin, le marché boursier chinois, chahuté par les changements réglementaires, serait devenu une cité interdite aux investisseurs internationaux ?
Move fast and break things...
“Move fast and break things” ! Une des maximes phares de Facebook et des entreprises digitales de la Silicon Valley. Sa traduction : « avancer vite et casser les codes, les choses ». En résumé, remettre en cause l’ordre établi pour créer de nouvelles opportunités.
Les autorités chinoises semblent avoir repris à leur compte cette maxime mais ironie du sort pour l’appliquer aux champions du digital : Tencent, Alibaba, Meituan, Didi... Ainsi, plus que le montant des amendes réclamées, c’est la mise en application des changements réglementaires très rapide qui interpelle. A l’inverse des autorités américaines et européennes, convoquant les GAFA pour les auditionner devant des commissions sénatoriales et parlementaires, processus souvent très long, le gouvernement chinois agit vite et unilatéralement.
Au-delà des gros titres liés à ces annonces, essayons de comprendre ce qui explique ces changements.
L’objectif : « la prospérité commune »
La raison principale de ces bouleversements est « la prospérité commune » (terme déjà apparu en 2012). De nouveau sur le devant de la scène, cet objectif majeur et prioritaire, l’ambition d’une nation, est qualifiée par le Président Xi comme « l’exigence essentielle du socialisme ». La définition est simple : une société plus égalitaire offrant un meilleur bien-être social, mais ne signifiant pas pour autant l’égalitarisme. Le parti promeut la croissance des salaires pour poursuivre l’expansion de la classe moyenne, l’accès à tous aux services publics, une amélioration de la protection sociale, une réduction des écarts entre les zones rurales et les zones urbaines, une réforme de l’imposition pour une meilleure distribution, le développement des dons et des plans de redistribution...
L’objectif n’est donc pas de niveler par le bas mais bien par le haut en continuant de donner l’opportunité aux Chinois de s’enrichir mais en aidant aussi leurs concitoyens à en bénéficier.
Il ne faut pas oublier que l’un des buts de la Chine est d’augmenter le niveau des revenus de la population d’ici 2035. Il doit atteindre celui des pays développés par un doublement du PIB par habitant. Objectif impossible à atteindre sans un développement économique soutenu et sans l’aide des entreprises privées de toute taille. En bref, il faut gagner de l’argent grâce au capitalisme et le redistribuer à tous avec des mesures socialistes.
La voie à suivre
Afin d’atteindre leur objectif, les autorités chinoises appliquent les mesures suivantes :
- Promotion de la politique du troisième enfant. L’impact direct est la réduction des dépenses et l’accès pour tous à l’éducation. L’un des impacts directs a été de réduire les coûts qui pèsent sur les familles visant ainsi à augmenter les possibilités d’avoir plus d’enfants et de leur offrir un meilleur accès à l’éducation. Tal Education et New Oriental Education, sociétés dominantes dans le soutien scolaire dans le primaire, en ont fait les frais. La nouvelle réglementation a interdit à celles-ci de proposer leurs services pendant les week-ends et les vacances. Il faut aussi qu’elles deviennent des sociétés à but non-lucratif. Ce fut un coup d’arrêt fatal pour les sociétés cotées et non-cotées. Cette décision a fortement secoué les investisseurs en juillet.
- L’amélioration des salaires et la redistribution. Cela s’illustre par la demande des autorités du relèvement des salaires et de l’amélioration de la couverture sociale des chauffeurs de VTC et des livreurs par exemple. Cela signifie augmentation des coûts opérationnels pour les sociétés de ce secteur comme Meituan, Didi, Alibaba...
- Lutte contre les abus de position dominante. Les sociétés Internet leaders sont dans le viseur de cette mesure. Par exemple, il n’est plus possible d’imposer à une marque des accords d’exclusivité de vente empêchant d’autres acteurs de distribuer ses produits. Alibaba était l’une des cibles principales. Autres pratiques bannies, l’impossibilité de faire un lien vers un service concurrent dans les applications de messageries ou d’empêcher de payer avec un portefeuille digital d’un concurrent sur sa plateforme. Il est vrai que le secteur de l’Internet s’était développé sans vraiment être encadré. C'est donc un retour vers une réglementation visant à équilibrer la concurrence et les chances des différents acteurs. Comme aux États-Unis et en Europe mais avec des mesures correctrices beaucoup plus rapides. Bref la fin de l’Internet sauvage.
- La protection des données des utilisateurs. Contrairement à ce que certains pensent, les consommateurs chinois se soucient de la protection de leurs données et le gouvernement aussi. Ainsi les acteurs doivent s’assurer que les données des consommateurs chinois restent sur le territoire et qu’elles n’en font pas une utilisation excessive entre leurs différents produits ou avec leurs clients. Didi ayant enfreint ces règles en stockant certaines données aux Etats-Unis, notamment sur la cartographie de la Chine grâce à ses services de VTC de livraison de repas en a fait les frais.
- La stabilité et la solidité du système financier. Le gouvernement tient à tout prix à éviter un risque systémique. Il voyait dans le développement des fintechs un potentiel problème dans un secteur là aussi qui a été peu régulé. La filiale de paiement et de crédit d’Alibaba, Ant Group, était en ligne de mire. Concernant le secteur immobilier, les autorités souhaitent aussi éviter la spéculation qui pourrait entrainer un krach et insistent sur le fait que le but de ce secteur est de fournir des logements.
Ainsi la politique de prospérité commune du gouvernement chinois vise avant tout au développement de la classe moyenne, à mettre des règles de concurrence plus saines sur des marchés jusqu’alors peu réglementés et à la protection du système. Cela se fait au prix de beaucoup de volatilité et engendre des questions légitimes pour les investisseurs sur l’attractivité du marché chinois. Alors restent-ils des opportunités d’investissement en Chine ?
Les opportunités de ce nouveau paradigme
La question se pose notamment concernant les plateformes Internet. Sont-elles toujours incontournables ? Clairement, les valorisations sont redevenues attractives mais les changements réglementaires et certaines augmentations de coûts rendent leur profitabilité future plus difficile à estimer. Les engagements d’investissement, de plusieurs milliards de dollars US annoncés très récemment par Tencent ou Alibaba (15 milliards chacun) ne relèvent pas du don philanthropique. Les sociétés, avec lesquelles nous avons échangés récemment, expliquent que ce sont aussi des investissements qui devraient leur permettre, à terme, de développer leurs activités. Le gouvernement continuera de leur mettre la pression au moins jusqu’à la fin de l’année.
D’autres secteurs nous semblent être totalement en adéquation avec la ligne de la prospérité commune et des besoins réels. Parmi ceux-ci, nous pensons qu’il y a des vents favorables pour les activités suivantes :
- Le sport. Ici clairement, les autorités souhaitent en faire un secteur de pointe. Le développement humain, la santé, l’expansion de sociétés domestiques pour satisfaire la demande interne et diminuer la présence des acteurs occidentaux. Les objectifs affichés par le plan 2021-2025 sont ambitieux pour ce secteur : un marché de 5 000 milliards de Yuan (775 milliards de dollars US) soit une croissance +72% par rapport à 2019. Il ne faut pas non plus sous-estimer la volonté des consommateurs chinois, notamment « les millennials » et la génération Z, de porter des produits créés et produits par des sociétés chinoises comme Li Ning et Anta. Il suffit de regarder les sites de ses marques pour constater que le style et la qualité n’ont rien à envier aux produits des leaders occidentaux. Il en est de même pour la rentabilité de Li Ning.
- La santé. Ici il faudra être prudent car une partie du secteur peut faire les frais de la réglementation sur les prix des médicaments. Toutefois, deux sociétés nous apparaissent intéressantes. Wuxi Biologics est un des leaders de la R&D et de la production pharmaceutique externalisée. La société bénéficie de nombreux contrats dont les montants ne cessent d’augmenter, d’un solide carnet de commande et d’avantages compétitifs forts. Autre acteur à fort potentiel : Ping An Healthcare & Technology. Leader de la téléconsultation en ligne, la société s’appuie sur de l’intelligence artificielle pour diagnostiquer les maladies et fait valider le résultat par un docteur. Cette société va aider les hôpitaux à se désengorger et donner l’accès à des services médicaux pour les populations habitant dans des villes plus petites ou des zones rurales.
- Les sociétés liées au changement climatique. Le gouvernement chinois vise la neutralité carbone d’ici 2060. Affirmation renforcée lors de la publication des objectifs du 14ème plan quinquennal cette année, plan mettant l’accent sur les énergies propres. La Chine possède de nombreux acteurs de premier plan dans les batteries électriques comme CATL, leader mondial des batteries pour voitures électriques avec comme client Tesla. Dans le solaire, Xinyi Solar et Flat Glass se partagent les deux premières places dans la production des verres des panneaux.
S’il n’est pas question d’avoir une vision idéaliste du marché boursier chinois notamment au regard des mouvements réglementaires récents, au ralentissement économique (avec des indicateurs économiques sous les attentes) et au manque de visibilité à court-terme entrainant de la volatilité, de nombreuses opportunités d’investissement existent. Elles sont portées par la croissance du PIB chinois et le développement de la classe moyenne, grande gagnante de la politique de prospérité commune. Acheter les poids lourds de l’indice ne suffit sans doute plus pour investir en Chine. C’est là que le « stock-picking » démontre tout son intérêt.
Achevé de rédiger le 10 septembre 2021.